Une manière de diffuser les communs

Une manière de diffuser les communs : l’expérience d’Ékoumène. [Réflexions sur la diffusion des communs / 2]1
Texte publié dans la revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°7, mars 2022, p. 19-43

Guillaume Sabin (Arènes UMR 6051, Rennes)
Pierre Servain (Labers UR 3149, Brest)
Habitants d’Ékoumène

C’est à partir de notre expérience d’habitants de l’immeuble collectif et autogéré Ékoumène que nous voulons porter une réflexion sur la manière par laquelle se diffuse le travail des communs. La première partie de cet article a abordé la vie en commun dans l’immeuble, à savoir en quoi elle relève de la réalisation d’un commun entre habitant·es ; cette seconde partie s’attache quant à elle à l’organisation et aux actions de l’association Ékoumène, à savoir comment elle relève d’un élargissement du cercle des communs en mobilisant au-delà des seul·es habitant·es de l’immeuble. D’aucuns voient dans ce type d’habitat une manière de construire un entre-soi confortable, et le discours progressiste justifiant ce possible égoïsme ne serait alors qu’un enrobage bon ton pour coller à l’ère du temps (écologie, partage, tiers-lieux, etc.) ou signe d’une mauvaise foi manifeste (ne pas assumer la dimension bourgeoise de ce type de projet par exemple). Bien que cette critique ne puisse pas être balayée d’un revers de la main, qu’elle résonne d’ailleurs en partie parmi nous, nous proposons une interrogation : cette recherche d’une diffusion de notre travail des communs peut-elle être vue différemment ? Peut-elle être considérée comme une activité politique visant, justement, à dépasser le confort de l’entre-soi ? Un levier pour produire de la transformation dans un univers social ultra-privatisé ?

Comme c’est le cas dans la plupart des expériences de ce type, le projet Ékoumène est dès le départ pensé comme quelque chose qui excède le seul cercle des futur·es habitant·es. On peut lire cette volonté de faire commun comme une continuité de nos trajectoires militantes et associatives : une majorité du groupe des futur·es habitant·es a été nourri par des expériences collectives fortes et a nourrie à son tour ces espaces associatifs et militants. Le projet Ékoumène n’aurait clairement pas pu voir le jour ni même être imaginé sans ces expériences passées qui nous ont permis de nous rencontrer, d’expérimenter des pratiques qui nous ont durablement marqués (échanges internationaux, chantiers collectifs, festivals politico-festifs, etc.), qui ont alimenté nos manières d’être et de penseri. Le projet Ékoumène est, pour nous, une nouvelle réalisation qui prend place au milieu d’un ensemble d’expériences collectives auxquelles nous participons et qui font partie de nos existences.

L’invitation à réfléchir à un immeuble collectif date de 2006, les premières discussions formelles sur le sujet de 2007, et dès 2008 l’association Ékoumène voit le jour. Dès sa création, ses statuts – modifiés à plusieurs reprises depuis – indiquent qu’elle est un espace qui vise à favoriserl’échange et la réflexion de toutes les personnes intéressées par l’habitat collectif, solidaire, écologique et non-spéculatif. Dans un premier temps, alors que l’association sert principalement de soutien aux habitant·es dans la réalisation du projet d’immeuble et du local associatif, les membres de l’association en plus des futur·es habitant·es sont majoritairement recruté·es dans nos réseaux associatifs, amicaux et familiaux – souvent entremêlés – intéressés par ces questions d’habiter autrement. L’association et les membres non-habitants prennent une place plus centrale dans le projet quand les bâtiments sont construits, respectivement en 2014-2015 pour l’immeuble et 2015-2017 pour le local. La seconde partie de cet article est dédiée à l’association Ékoumène comme espace intermédiaire entre la vie en commun déployée dans l’immeuble et le dehors, c’est-à-dire comme lieu du travail politique des communs et comme milieu où s’expérimente la diffusion des communs. Cette tension entre un dedans et un dehors est-elle suffisante pour préserver le travail des communs d’un glissement toujours possible vers de nouveaux paradis privés où chacun·e s’assoupit dans un espace confortable et protégé ?

La question de l’expansion du travail des communs est de première importance car une des critiques qui lui est souvent adressée est son manque voire son absence de diffusion : les pratiques des communs resteraient confinées dans des formes d’entre-soi, ce qui serait incompatible avec la dimension politique revendiquée ou qu’on lui attribueii. Cette manière de regarder les choses et de les penser occulte de fait la spécificité des pratiques des communs – et notamment leur solide tendance à construire de l’égalité – et à y plaquer des analyses toutes faites, propres à d’autres façons de construire du politique et d’envisager la transformation sociale. Contrairement à ces analyses que nous considérons comme trop distantes des pratiques et de leurs enjeux, nous pensons que la compréhension de la dimension politique des communs suppose de ne pas séparer les moyens et les fins, et en particulier de ne pas séparer la manière dont se construisent les communs de celle dont ils se diffusent. Selon nous, décrire et analyser ce travail des communs nécessite de prendre en considération la puissante dimension existentielle qui est à l’œuvre. Penser la diffusion des communs suppose de ne pas ignorer cette dimension très concrète, toujours traversée par un contexte d’ultra-privatisation, qui agit et fait agir.

Cela oblige à penser les communs depuis des pratiques concrètes et à incarner notre propos, à ne pas séparer l’analyse de notre propre expérience.

Comme nous l’avons fait dans la première partie de cet article, nous partons de nos pratiques quotidiennes, mais non pas celles, cette fois, de notre expérience habitante (un groupe de 10 adultes et autant d’enfants qui s’organisent collectivement pour concevoir, construire puis habiter un immeuble collectif, écologique et anti-spéculatif à Brest) mais de notre participation à l’association Ékoumène. Celle-ci regroupe une cinquantaines d’adhérent·es, dont une vingtaine participant très régulièrement à ses actions et à leur préparation. L’association est ce point de jonction entre une pratique de vie en commun et le travail politique des communs considéré, ainsi que nous l’avons défini dans la première partie, comme « une activité collective, une pratique d’autogouvernement qui transforme des biens, des services, des usages, des activités privées en pratiques communes issues d’un processus de délibération ; il s’agit d’un mouvement anti-privatisation qui se déploie dans un régime culturel qui s’érige autour de la figure du propriétaire ».

Le préambule des statuts indique ainsi : « Les statuts de l’association Ékoumène sont construits dans une logique de souplesse et d’ouverture, et dans le même temps dans un principe de rigueur et de délimitation stricte des pouvoirs et des responsabilités, afin de répondre à son objet.

L’association Ékoumène est en effet en premier lieu un espace d’ouverture du projet Ékoumène dans son ensemble : partager une façon d’habiter au-delà des habitants de l’immeuble géré par la société civile immobilière Ékoumène, participer plus largement à la gestion d’un local lui-même ouvert, porter des réflexions sur l’habitat groupé et d’autre formes de co-habitat. L’éducation populaire par l’habitat revendique un principe d’ouverture (faire ensemble et avec les autres) et un principe de vigilance (ne pas faire n’importe quoi ni n’importe comment, favoriser la réflexion et les questionnements). » Et le site Internet de l’association (www.ekoumene.infini.fr) précise les objets de l’association : « Organiser et accueillir tout ce qui peut nourrir des désirs collectifs dans une démarche d’éducation populaire ; Gérer Le Cinquième, le local de l’association, ouvert à tous ceux et celles qui veulent l’utiliser et participer à son autogestion collective ; Participer à la gestion de la société civile immobilière Ékoumène, pour garantir la durabilité de ses principes de non-spéculation et d’autogestion collective au-delà des seuls habitants ».

Notre réflexion se situe dans cette tension entre un dedans (notre expérience habitante et celle d’autres collectifs brestois travaillant cette pratique des communs) et un dehors (des adhérent·es, nos voisin·es habitant le quartier des Quatre Moulins à Brest, les collectifs et associations dont nous nous sentons proches, les participant·es à nos actions). Elle tente de rendre compte à la fois d’un bricolage toujours insatisfaisant et d’un horizon propre aux communs : ne pas séparer la manière de faire commun et de travailler à leur diffusion, construire – même modestement – une pratique politique incarnée. Ce qui revient à se poser les questions suivantes : les communs pour quoi faire ? Avec qui, et en faveur de qui ? Les communs, pour quels changements ?

Diffuser le travail des communs, un désir partagé

Rappelons que le projet Ékoumène dans son ensemble c’est : un immeuble de 6 foyers expérimentant une vie en commun, une association regroupant une cinquantaine d’adhérent·es, un local associatif de 45 m2 nommé Le Cinquième, des réunions, des rencontres et des actions régulières sur lesquelles nous reviendrons. Pour bien comprendre la construction et la consolidation de cet agencement, il faut rappeler que depuis l’origine du projet, deux volets ont été sans cesse menés de front : le portage du projet immobilier et ses multiples dimensions (foncières, financières, architecturales, techniques, humaines) et le projet associatif (mobilisation de personnes extérieures aux futur·es habitant·es, rencontres régulières, recherche d’autofinancement et de financements en vue de la construction du local, et surtout, comme nous allons le voir, échanges répétés sur la manière dont l’association peut permettre de contribuer au travail des communs).

Dès 2011, lorsque le projet Ékoumène prend un tour très concret par l’acquisition d’un terrain à Brest, l’association est un espace où se travaillent le sens et les conséquences d’un couplage juridique avec la société civile immobilière Ékoumène, et ce travail a vocation à être rendu accessible et diffusé largement. Dans cette optique, une affiche qui reprend les grands axes du projet et son articulation juridique est ainsi imprimée à plusieurs centaines d’exemplaires, les panneaux d’annonce du chantier de construction de l’immeuble sont le prétexte à diffuser les grandes lignes du projet, un site Internet est mis en ligne et permet de partager nos avancées sur les statuts.

À partir de 2012, les membres de l’association peuvent se projeter sur la future construction du local et la recherche de financements mobilise beaucoup d’énergie. La campagne d’appel à dons permet de diffuser largement et de rediscuter du sens donné à ce futur local, par le site Internet, mails, flyers, articles de presse et organisation de réunions pour le proche voisinage et pour un public plus large. Les membres de l’association participent à plusieurs rencontres autour de l’habitat participatif ou de l’habiter autrement. Les dossiers de demande de subvention sont eux aussi un moyen de diffuser les grandes lignes du projet, l’un d’eux s’intitule ainsi « Ékoumène : l’espace habité. Bien plus que du logement ». Dès 2013, on peut lire dans les comptes-rendus de l’association les traces des débats sur l’ouverture du local : « Quelle ouverture, quel fonctionnement pour le local ? Tout venant ? Patte blanche ? Quelle gestion des clés ?… » Ces discussions perdurent jusqu’à l’ouverture du local, comme en témoignent quelques phrases piochées au hasard : « Parce que le commun n’a de sens que s’il est partagé », « Nous voulons que notre habitat ne se transforme pas en une simple copropriété », « À un confort petit bourgeois nous préférons l’incertitude et le piquant des expériences collectives ». Plusieurs week-ends de réflexion sont nécessaires pour prendre le temps de partager nos désirs, nos attentes par rapport à ce local associatif et ne pas se limiter aux discussions techniques (recherche de financements, conception du local, organisation du chantier, etc.).

Ces week-ends de réflexion font écho à d’autres expériences collectives, associatives et militantes où ces manières de sortir de l’action et du quotidien permettent de s’interroger sur les pratiques et leur sens. Plusieurs d’entre nous avons l’habitude de la participation et de l’organisation de ces week-ends, et reprendre cette manière de construire des espaces communs de réflexion sur l’action n’est pas étrangère à une façon discrète mais solide de diffuser les communs. Ils permettent ainsi de rassembler les membres de l’association, au-delà de leur statuts d’habitant·es ou de non-habitant·es et de faciliter l’implication et la prise d’initiative des second·es et ainsi de bénéficier de leurs propres expériences. Ces week-end rassemblent entre vingt et trente personnes, les enfants ne sont jamais loin, les repas sont partagés, les soirées sont l’occasion de moments d’échange informels, et les discussions prennent des formes vivantes (en petits groupes, sous forme de promenade, de débats où chacun·e se positionne spatialement, etc.), parfois ludiques (saynètes, mises en scène…). Ce sont avant tout des moments de rencontre. Le premier d’entre eux a lieu en 2013 alors que ni l’immeuble ni le local associatif ne sont construits. Cette rencontre a pour objectif de se projeter sur la vie du local, c’est aussi un travail des communs, une manière de partager deux jours entre membres de l’association (et pas seulement entre habitant·es).

Un deuxième week-end de réflexion est organisé en 2016. L’immeuble est alors sorti de terre et les habitant·es y vivent depuis une petite année. En pleine auto-construction et aménagement du local associatif, il y est surtout question des actions déjà menées par l’association (travail de diffusion du projet, soutien aux habitant·es, campagne d’appel à dons et recherche de financements pour la construction du local, travail sur sa conception, chantiers liés à son auto-construction et son aménagement) et sur celles que nous désirons réaliser à l’occasion de l’ouverture prochaine du local associatif. Cela amène à parler du futur fonctionnement du local, de la manière dont les membres non-habitant·es trouvent ou non leur place. En effet, l’association traverse plusieurs périodes de vives discussions sur cette question, sur le fait que des orientations sont insuffisamment discutées collectivement, et que les habitant·es, se voyant plus régulièrement, ont toujours une longueur d’avance ce qui ne permet pas aux autres de gagner en légitimité de parole et d’action. C’est lors de ce week-end, et sur le modèle d’autres projets d’habitat rencontrés par ailleurs, qu’il est formellement décidé d’accepter toutes les demandes d’utilisation du local, y compris celles venues d’enfants, à la seule condition qu’au moins un membre actif se porte garant de cette demande et se charge d’expliquer le fonctionnement du local (tout·es les adhérent·es ou presque sont membres actifs, à l’exception de celles et ceux qui adhèrent par soutien). La dimension autogérée du local est réaffirmée : tou·tes les utilisateurs·trices sont amené·es à participer à sa gestion (ménage, gestion des clefs, veiller à remplacer les consommables, etc.). Ce qui est un premier pas, selon nous, pour discuter et partager des horizons politiques.

Un troisième week-end a lieu en 2018, un an après l’inauguration du local associatif qui a maintenant un nom, Le Cinquième (en référence aux quatre niveaux de l’immeuble et au nom du quartier, les Quatre Moulins). La question de l’ouverture dans notre travail pour construire des communs, de la tension entre un dedans et un dehors, est alors au centre des discussions. L’invitation porte le titre suivant : « Lieux différents et autogérés : ouverture tout court ou ouverture conditionnelle ? Comment faire bouger les lignes ? » Des affirmations faussement évidentes ont été préparées par le groupe d’organisation et servent de déclencheur à la discussion. Chacun·e est invité·e à se positionner, à exprimer son accord ou son désaccord, à en expliquer les raisons, à préciser dans quelles conditions, etc. : « Un local ‘‘militant’’ accueille des personnes et des collectifs qui ont une philosophie proche ou compatible » ; « Si nous voulons une ‘‘identité’’ pour nos lieux, il faut des personnes et des collectifs différents » ; « Faire bouger les lignes c’est se confronter à d’autres pensées, d’autres pratiques, c’est provoquer de la friction ».

Diffuser le travail des communs, des tensions obligées

La construction du local et sa première année de fonctionnement donnent une tournure plus concrète aux questionnements, comme l’atteste la lettre d’invitation au week-end de réflexion de 2018 : « En Mai 2017 est inauguré le local associatif Ékoumène, 45m2 auto-construits, très largement autofinancés, et autogérés. Avec des herbes folles sur la tête. Ce jour d’inauguration, réunis en assemblée générale, nous décidons d’expérimenter pour une année un fonctionnement totalement ouvert. Vient qui veut dans ce local : il suffit qu’un membre actif de l’association dise ‘‘OK, j’accueille ce collectif et lui montre comment ça marche’’ pour y être le bienvenu. Nul besoin de délibérer, nul besoin de commission d’attribution. L’idée est d’expérimenter cela une année, conscients que ce qui nous guette est davantage qu’il ne se passe rien dans ce local, plutôt que les débordements !

Or, l’année d’essai n’a pas encore expirée que nous nous sentons déjà obligés de déroger à la règle ! Parce que le bouche à oreille fonctionne bien et que nous ne connaissons plus toutes les personnes qui nous sollicitent, 2 demandes d’utilisation du local nous interrogent, l’une émanant d’un collectif travaillant sur la contraception naturelle, la seconde d’un parti politique. Nous discutons alors des valeurs portées par Ékoumène, sur celles que nous imaginons pour ces 2 collectifs qui nous sollicitent, et finalement nous décidons, sans être trop sûrs de nous, de ne pas leur donner une réponse positive.

Avons-nous bien fait ? Qu’est-ce qui se joue dans ces refus ? Avons-nous peur de quelque chose ? N’allons-nous pas, après cette décision, transformer les instances de l’association Ékoumène en machine administrative devant statuer sur de multiples demandes ? Une ouverture sans condition n’est-elle pas possible ? Un lieu doté d’une âme, d’une histoire collective, né d’une volonté de faire bouger des lignes doit-il nécessairement accueillir des personnes et des collectifs qui, de près ou de loin, nous ressemblent ? Ou bien peut-on faire autrement ?

Autant de questions qu’il n’est guère possible de traiter au quotidien, et qu’il est souhaitable de partager avec d’autres… d’où l’invitation à ce week-end de réflexion ! »

Pour ne pas rester centré sur la petite expérience Ékoumène, le groupe qui a préparé ce week-end de réflexion a invité des collectifs qui semblent partager une volonté d’ouverture, de brassage permettant de brouiller les frontières de l’évidence : associations de quartier et d’éducation populaire, centre social autogéré, et quelques consommateurs (par ailleurs investis dans des projets collectifs) d’un bar dont le propriétaire joue la carte d’une ouverture radicale entendue comme un geste politique (s’y croisent des collectifs de tous horizons, dans la cour les voisin·es viennent y faire cuire leurs grillades, c’est le lieu de rendez-vous d’une AMAP, etc.). Ce week-end de réflexion s’insère dans le fil d’un questionnement qui traverse l’association depuis ses premières heures, mais cette fois Le Cinquième accueille ses premières activités et cette question de l’ouverture n’est plus une discussion fictive. Si, depuis le début de l’aventure en 2007, Ékoumène se veut un projet qui ne concerne pas seulement les habitant·es de l’immeuble, l’heure est maintenant à la mise en pratique. Les principes d’ouverture se discutent désormais à l’épreuve du réel, sous la forme de diverses réticences et interrogations exprimées lors de nos réunions : « Est-ce qu’on accepte aussi une utilisation du local pour des actions racistes ou sexistes ? », « Est-ce qu’on accepte des activités marchandes ? », « Comment éviter de devenir des prestataires de service ? » Au gré de ces multiples interrogations, les discussions oscillent entre deux pôles : entre, d’une part, une volonté de réguler les conditions d’utilisation du local et, d’autre part, l’idée que l’excès de régulation risque d’être un frein à l’appropriation du local par des utilisateurs·trices extérieur·es.

Ces discussions reflètent sans doute la place incertaine des communs en ce quart de XXIe siècle : cette difficulté à penser quelque chose qui n’est ni de l’ordre du privé (avec un propriétaire, personne physique ou morale, maître et garant des lieux) ni un espace public qu’on imagine tout à fait ouvert sans pourtant bien visualiser à quoi cela pourrait renvoyer concrètement. Pour certain·es, il serait inconcevable qu’un espace tel que Le Cinquième ne soit pas ouvert à l’altérité. Pour d’autres, un tel lieu perdrait son identité politique s’il était ouvert à tout vent, l’ouverture sans condition ressemblerait à l’univers d’un supermarché ou bien se réduirait au slogan d’une célèbre enseigne de fast-food (« Venez comme vous êtes »). Ces positions, irréconciliables si elles en restaient à un niveau purement idéologique ou strictement pratique, évoluent de la même manière que se construisent et se diffusent les communs : les avancées sont le résultat de tâtonnements collectifs mêlant nos expériences pratiques et nos réflexions sociales et politiques.

Chemin faisant, nous nous rendons compte que les réticences à l’idée d’une « ouverture sans condition » ne renvoient pas tant à un désir de fermeture qu’à une réflexion sur l’organisation des conditions de la rencontre. En effet, s’il est évident que l’entre-soi réduit les possibilités de rencontre, ce résultat peut tout aussi bien se produire au nom d’une forme d’ouverture de principe qui consisterait en réalité à ne poser aucune question à l’hôte qu’on accueille, à ne pas se présenter soi-même, et en définitive à ne pas s’engager dans une relation. Finalement, se revendiquer de l’ouverture peut tout aussi bien relever d’un alibi commode occultant une forme d’indifférenceiii. À l’inverse, nous discutons également des limites de ce que nous considérons comme des lieux trop fortement marqués qui s’adressent, plus ou moins explicitement, plus ou moins consciemment, à un « public cible » (militant, accoutumé du fait associatif, exercé au collectif, etc.). Les débats sur le degré d’ouverture se déplacent alors de l’opposition entre le plus ou moins ouvert à une autre dimension, plus féconde, sur les conditions de la rencontre, sur ses formes de régulation : comment accueillons-nous les autres utilisateurs·trices et leurs projets ? Dans quelle mesure sommes-nous actifs ou attentistes pour accueillir de nouvelles personnes, pour aller vers l’autre ? Dans quelle mesure nous sentons-nous engagé·es, à titre personnel et/ou collectif, quand nous autorisons une activité dans le local ? Comment définir qui est autorisé à faire quoi, et en particulier qui est autorisé à autoriser, selon quels critères et quelles modalités ?

Ces questions soulevées ne sont pas seulement théoriques : lors de ce week-end la confrontation à d’autres collectifs, à d’autres pensées, à d’autres pratiques, à d’autres trajectoires de vie n’est pas allée sans incompréhension et agacement, accentués par le fait de partager durant ces deux jours les repas, les soirées, nos appartements… L’ouverture ne se décrète pas, elle n’a rien de facile et elle est pourtant le premier pas du travail des communs, et celui-ci impose de ne pas transformer les différences en identitéiv. Ces questions, évidemment, ne trouveront pas de réponse définitive lors de ce week-end de réflexion, comme l’atteste le rapport moral de l’association qui revient sur ce temps d’échange collectif : « Au final, personne ne peut dire si nous avons vraiment avancé sur notre question de départ : on serait sans toujours doute aussi embêtés si une sollicitation heurtait nos convictions politiques ou éthiques. Mais nous avons tout de même avancé sur deux points. Premièrement, ce week-end était un vrai temps de discussions, avec des nouvelles personnes, des nouveaux collectifs, des nouvelles situations, et ça, c’est déjà en soi une ouverture, et c’est le genre de moments que nous aimons vivre à Ékoumène. Deuxièmement, des personnes des autres associations nous ont fait remarquer que, plutôt que de se focaliser sur la réponse à donner aux sollicitations extérieures, on pourrait aussi se questionner sur ce qu’on propose, nous. C’est suite à ce week-end de réflexion que nous décidons d’ouvrir les portes du local tous les mardis midi et au goûter, et d’organiser une soupe partagée tous les premiers mercredis du mois. La commission Bouh ! [dont le nom renvoie au film Bouh ! sur le squat des 400 couverts à Grenoble dans les années 2000] s’engage également à mettre en place des discussions sur le thème ‘‘Habiter & résister’’, ce qui sera mis en place en 2019. »

La diffusion des communs par l’action

L’histoire ne s’arrête pas là, bien entendu : nous tirerons plus tard le bilan de ces nouveaux temps d’accueil collectifs qui, encore une fois, nous apporterons des motifs de satisfactions (des événements plaisants, qui ont du sens, qui sont l’objet de rencontres riches et nombreuses) et des insatisfactions qui soulèvent des interrogations (des événements qui n’attirent pas toujours beaucoup de monde ni beaucoup de nouveaux collectifs, l’impression pour les membres les plus impliqués de manquer de temps pour bien faire les choses). La question de l’ouverture et/ou de la régulation de la rencontre se montre permanente et en renouvellement incessant. Tout cela n’empêche pas d’agir.

Si Le Cinquième est un local qui a vocation à accueillir d’autres groupes, collectifs, associations qui s’y réunissent, organisent des ateliers ou des temps de rencontre, l’association Ékoumène propose aussi des événements ouverts au public tels que des zones temporaires de gratuité (« donnerie », troc plantes, foire aux livres…), des temps de rencontre publics autour de films, de documentaires, de livres, de partage d’expériences, etc. Ce type d’actions cherche à créer et renforcer des liens agencés autour d’horizons politiques et sociaux : ouverture, gratuité, égalité, logique du don réciproque… Deux actions nées à la suite du week-end de réflexion de 2018 permettent de comprendre comment nous essayons de relier une expérience d’habiter autrement à une tentative de diffusion des communs.

La première est le cycle de rencontres mensuelles « Habiter & résister » qui a permis, autour de documentaires radiophoniques, de films ou de témoignages directs d’aborder des manières d’habiter contagieuses, s’insérant dans leur environnement et le bousculant, dessinant de nouvelles subjectivités et de nouveaux imaginaires : expériences de squat ouvertes sur la ville, à Grenoble ou Dijon ; pratique du théâtre communautaire dans les quartiers populaires d’Argentine ; retour d’expériences plus ou moins heureuses de communautés des années 1970 ; résistances autour d’un projet de réhabilitation urbaine à Roubaix ; balade urbaine à la rencontre de collectifs de jardins partagés à Brest, etc. Autant de rencontres pour témoigner qu’« habiter est devenu un geste directement politique », pour reprendre les mots du collectif Mauvaise Troupev. Ces rencontres permettent évidemment de revenir sur le projet d’habitat Ékoumène et les intentions portées par l’association et développées autour du Cinquième, mais ces échanges sont aussi un moyen de nous ouvrir à de nouveaux horizons, de nous nourrir d’autres expériences, de rencontrer de nouvelles personnes expérimentant des façons d’habiter qui dessinent aussi des moyens de résistance. Ces rencontres mensuelles qui offrent l’opportunité d’aborder le projet Ékoumène expliquent par exemple que les adhérent·es non-habitant·es se sentent légitimes à faire visiter les parties communes de l’immeuble et d’en expliquer le fonctionnement – manière discrète mais sûre de diffuser les communs.

La seconde action est celle des soupes mensuelles, dont le principe est simple et mis en œuvre par bien d’autres collectifs en France et à l’étrangervi. L’association Ékoumène se procure des légumes via une Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) dans laquelle plusieurs d’entre nous sommes investi·es, et la soupe est préparée collectivement. Chacun·e peut venir librement, aucune participation n’est demandée (les adhésions permettent de payer les légumes), ce qui n’empêche pas la plupart des participant·es d’apporter fromage, boissons ou dessert. Chaque premier mercredi du mois, Le Cinquième accueille ainsi entre 30 et 40 convives (la jauge maximum du local), enfants et adultes de tous âges. La communication de cet événement est simple : un message sur la liste mails de l’association, l’annonce peinte sur la grande baie vitrée du Cinquième qui donne directement sur la rue, et surtout le bouche-à-oreille, qui fonctionne bien puisque quelques personnes de passage à Brest arrivent régulièrement sur ce temps de rencontre. S’y retrouvent ainsi des habitué·es, mais aussi toujours de nouvelles têtes qui découvrent Le Cinquième et son intégration dans le projet Ékoumène. Les discussions autour des légumes à éplucher, de la soupe à partager, du rangement et des temps informels qui s’en suivent sont l’occasion d’expliquer la nature du lieu – auto-construit, largement autofinancé, autogéré –, la genèse et le fonctionnement de l’immeuble, et pour nous de découvrir d’autres initiatives. La soupe mensuelle est sans doute l’action qui permet de renouer avec cette idée de semer le trouble dans les catégories d’évidence, et dont nous avons déjà parlé dans la première partie de cet article. Ni tout à fait repas de famille (bien qu’une bonne partie des habitant·es de l’immeuble, enfants compris, soit toujours présente), ni tout à fait repas entre ami·es (qui sont là aussi, souvent avec leurs enfants), ni tout à fait repas de voisins (bien qu’il y ait de ce côté-là aussi des habitué·es) ou de quartier (du fait de ces liens déjà tissés entre quelques-un·es), ces soupes sont pour nous une bonne image des communs, ou au moins de ce que nous en attendons et y projetons.

En premier lieu, il s’agit d’un espace d’interconnaissance qui n’est pas seulement de l’entre-soi, c’est-à-dire quelque-chose de suffisamment ouvert, perméable et poreux pour permettre de respirer et de s’inspirer, et dans le même temps quelque-chose de suffisamment circonscrit et convivial pour que demeure possible ce « ici, tout le monde est quelqu’un », où chacun·e sera vite appelé·e par son prénom. En second lieu, un espace qui permet cette liberté de la gratuité et un fonctionnement collectif, où il est inutile de rappeler que la vaisselle ou le ménage ne se feront pas tout seul et qui permet de parler d’autres actions, de nos manières de nous organiser, de nos réunions de fonctionnement mensuelles, etc. La soupe mensuelle, comme les zones temporaires de gratuité, permettent de réunir une variété de personnes qui nous satisfait, qui plus encore nous porte, dessine un horizon social désiré. On pourra nous reprocher qu’au rythme qui est le nôtre la révolution n’est pas pour demain ! Mais nous n’avons pas encore trouvé d’autres moyens de faire commun sans nous connaître, d’ouvrir des points d’entrée sur le travail des communs sans cette interconnaissance, sans cette reconnaissance. Puisque le travail des communs est une pratique, comment sa diffusion pourrait-elle passer par une communication à grande échelle, par des discours de masse ? Si le régime culturel de privatisation qui est le nôtre passe par « la construction de solitudes », alors en sortir ne suppose-t-il pas de densifier nos liens, de nouer des relations de confiance, nécessaires à l’actionvii ?

Mais ce travail d’interconnaissance et de reconnaissance est-il suffisant pour faire bouger des lignes ? N’est-ce pas là une définition un peu courte de l’activité politique et de sa diffusion ? En quoi, en effet, multiplier les réunions en petit nombre et organiser de temps en temps des soupes partagées en parlant de la pluie et du beau temps avec des personnes que l’on connaît plus ou moins relèverait-elle de l’activité politique ? Selon nous, ces pratiques, toutes banales et modestes puissent-elles paraître, relèvent pourtant bel et bien de l’activité politique qui vise à faire surgir du neuf dans un contexte assoupi, à faire commun dans un univers privatisé. Et c’est précisément cela qui demande autant de travail et de temps. Aux personnes extérieures qui se rendent à Ékoumène, ces événements donnent à voir de manière concrète des fonctionnements qui interrogent les cadres dominants : des modes d’autogestion qui, au-delà de l’événement en lui-même (une discussion, une soupe partagée…), permettent de saisir des pratiques, des manières de s’organiser et/ou d’habiter collectivement. La gratuité ou le prix libre en donnent un aperçu, ils nous deviennent une pratique banale bien qu’elle ne soit pas dans l’ère du temps où tout peut se monnayer.

L’organisation de ces événements amène également à faire bouger les lignes des membres de l’association eux-mêmes, qui expérimentent, à l’épreuve des faits, à quel point ce travail demande patience et persévérance. Il s’agit d’un mode de vie. Cela évite de s’épuiser dans une forme de prosélytisme triste qui se plaint de la lenteur de la diffusion de ses idées et de ses pratiques. Le travail des communs se caractérise d’ailleurs par ce passage du « vous » au « nous » : un cercle d’interconnaissance où idéalement chacun·e se reconnaît et utilise moins le « vous » (vous qui habitez de cette manière, vous qui avez construit ce local, vous qui…) qu’un « nous » inclusif (nous qui sommes là à éplucher des légumes, à partager une soupe et un verre de vin, à échanger des plantes, etc.).

Des actions et des mots

Se poser sans cesse les questions de l’ouverture et du cadre nécessaire à faire surgir un certain type de rencontres et de liens nous semble par définition relever de l’activité politique. Au sein de l’association Ékoumène, nos manières de faire tentent de produire simultanément des pratiques et des manières d’en parler, aussi bien lors d’évènements que nous proposons que dans des temps de réunions formelles. Ces pratiques délibératives et affables du travail des communs sont à la fois inhérentes à une nécessité de se parler pour faire commun, mais également à s’expliciter la nécessité, pour faire commun, de sortir des normes dominantes et qui s’imposent d’elles-mêmes. Il y a comme un effet d’entraînement à ces pratiques qui dépassent le seul plaisir de se voir et de converser : elles permettent de sortir de l’implicite et de se renforcer sur les choix effectués, de mieux se défaire de l’horizon normatif et privatif dominant. Effet d’entraînement aussi quand ces espaces d’échange sont une manière d’accueillir dans le cercle des communs de nouvelles personnes, en pouvant expliquer simplement des modalités d’organisation particulières et les raisons de celles-ci. Aussi, au risque d’une formalisation excessive que d’aucun caractériseront comme une tendance bureaucratique et que nous considérons comme un formalisme nécessaire (réunions régulières et organisées, statuts cadrant, etc.), il nous semble que le travail des communs a besoin de se dire, et de se dire nécessairement à plusieurs : l’implicite ou l’absence de discussion collective propre à l’univers du privé semble ne pas faire bon ménage avec une pratique des communs qui nécessite des espaces où délibérer, choisir, assumer des contre-tendances, accueillir de nouvelles personnes et de nouveaux collectifs.

Ces manières de parler sont reliées à des pratiques situées. À Ékoumène, le caractère collectif et anti-privatif de l’habitat ne tient pas seulement dans des notes d’intentions ni dans des statuts juridiques, mais aussi dans une organisation des espaces, du temps et du faire-ensemble : « Ce ne sont pas des valeurs qui nous rassemblent, mais des pratiques », précisons-nous à celles et ceux qui s’étonnent que nous n’ayons pas rédigé de charte de vie commune. Le Cinquième illustre cette manière de fabriquer du commun : il est un lieu à la fois de jonction entre les habitant·es du lieu et les autres membres de l’association, et un lieu de jonction entre l’association et les voisin·es du quartier, entre l’association et d’autres collectifs. Les actions sont étroitement reliées à des pratiques qui favorisent la parole. Si le régime de privatisation peut se passer de l’échange verbal et faire du repli sur soi un horizon asocial, le travail des communs passe par des pratiques affables et conviviales. Ces espaces de parole sont un lien entre ce qui est expérimenté pratiquement et d’autres personnes découvrant ces pratiques ou en expérimentant d’autres dans d’autres espaces collectifs.

Les pratiques des communs, à Ékoumène ou ailleurs, n’ont pas l’exclusivité de cette manière d’entremêler les paroles collectives et leurs traductions dans l’action, mais il serait cependant naïf et illusoire de croire que cela relèverait d’une simple banalité. Il s’agit d’un travail particulier, convivial certes, mais qui n’a rien de simple ni d’évident. Il se distingue d’une part de tous ces discours qui ne sont pas ancrés dans des expériences pratiques (par exemple les conférences désincarnées sur le thème des communs), et d’autre part des pratiques qui ne sont pas portées par des horizons délibérés (par exemple des rencontres entre voisins sans autre intention que celle de la rencontre). Ces deux manières de séparer action et délibération sont chacune éloignée du travail des communs à visée de transformation sociale – rappelons que nous définissons l’activité politique comme une action faisant surgir du neuf dans une situation assoupie, ritualisée ou évidente. Comment les pratiques sociales dominantes du moment, à haute valeur privative, fortement imprégnées de représentations sociales du bonheur individuel ou familial, pourraient-elles se transformer par simple contact avec des pratiques contraires ? Inversement : comment des pratiques discursives, certes généreuses, invitant au partage, à la collaboration, pourraient-elles faire bouger des pratiques solidement ancrées, parfois tellement incorporées, et tournées vers un horizon privéviii ?

Le commonswashing (comme on dit green washing) est une illustration parmi d’autres de cet art de discourir : des pratiques inoffensives pour le modèle capitaliste, voire qui le renforce en créant de nouveaux types de marchandisation et de génération de plus-value financière, sont présentées sous le label du « commun ». L’agence Nexity qui intègre un « habitat participatif, modulable et intergénérationnel » dans sa gamme de produits immobiliers ou les diverses plateformes numériques qui vantent la convivialité des échanges de services entre consommateurs coproducteurs (Blablacar, Airbnb, allovoisin.com…) en sont quelques exemplesix. Les mots viendraient transformer des pratiques privées et privatisatrices en quelque chose doté d’une plus-value sociale ; les mots en quelques sortes suffiraient à changer le monde. Essayer de ne pas succomber à cet appareil digestif suppose alors d’apparier étroitement pratiques et discours, les dissocier faisant courir le risque de dire à peu près tout sur n’importe quoi ou de faire n’importe quoi sous prétexte d’action nécessairex.

Deux modes de diffusion du travail des communs ?

Dans cette logique discursive, on pense généralement la diffusion du changement social comme l’adresse d’un message à un public. Ce mode de diffusion de l’action politique est celui qui s’impose aussi bien dans l’opinion commune et chez les décideurs politiques que dans bien des espaces militants. On le retrouve aussi à Ékoumène : nous éditons un site Internet, diffusons une lettre d’information, annonçons les événements à venir sur la vitre du Cinquième donnant sur la rue, nous relayons de temps en temps nos actions dans la presse locale, nous tractons parfois dans le voisinage, nous avons organisé une porte ouverte pour faire découvrir l’immeuble, nous répondons à des sollicitations de témoignages de notre expérience auprès de journalistes, de chercheur·es ou d’étudiant·es, et nous participons à diverses rencontres organisées par des institutions.

L’efficacité supposée de ce mode de diffusion passe par des moyens de se rendre visible et accessible « au plus grand nombre ». Cette expression en résume bien les attendus, et les critères d’évaluation relèvent alors du nombre de personnes accueillies, du nombre de visites sur un site Internet ou lors d’une porte ouverte, de l’importance de la couverture médiatique, etc. Le dialogue avec les institutions intègre cette logique : faire bouger les politiques publiques et les logiques institutionnelles, toucher et convaincre l’opinion publique sont considérés comme autant de leviers pour changer la société. Il s’agit, d’une part, d’informer, de sensibiliser, de conscientiser, d’éduquer le grand public, et, d’autre part, de construire des leviers qui permettent à d’autres acteurs (jugés moins compétents et/ou moins militants) de bénéficier à l’avenir, et pour mener à bien leur propre projet, d’un meilleur contexte, d’un cadre plus facilitant d’un point de vue politique, institutionnel, juridique, financier, etc.

Ce mode de diffusion permet des prises de contact entre milieux a priori distants, divers et nombreux. C’est le cas de la porte ouverte organisée à Ékoumène en 2016 : à en juger par les questions posées, peu de visiteurs parmi les quelques 200 personnes venues ce jour-là n’avaient idée de ce que pouvait être un habitat qui ne relève ni d’un strict chacun-chez-soi, ni d’un habitat communautaire, ni de simples relations de voisinage conviviales comme on peut en voir un peu partout. Une vision optimiste de cette journée renvoie à l’idée qu’elle témoigne d’une réussite en termes de diffusion : les visiteurs sont venus en nombre, et ils sont visiblement distants des pratiques qu’ils sont venus observer.

En tant que membres de l’association Ékoumène, nous sortons quant à nous plutôt désabusés de cette expérience. D’abord vis-à-vis du rôle que cela nous amène à jouer, en tant qu’organisateurs de la porte ouverte : nous répondons aux questions, mais nous sommes globalement assez mal à l’aise de faire l’objet d’une curiosité qui nous semble souvent sans enjeu (nos choix de décoration…) et même quelquefois assez déplacée. Ensuite, vis-à-vis du rapport que cela engendre : nous, qui fonctionnons de manière plutôt autogérée et assez égalitaire, n’apprécions pas particulièrement de nous donner en représentation devant un public de visiteurs qui, eux, ne sont pas amenés à se présenter et à engager leur singularité dans la rencontre (bien que nous ayons organisé des visites par petits groupes). En plus d’être à sens unique, l’échange nous paraît se réaliser principalement au niveau des enjeux superficiels de représentation et d’image, une grande partie du public se montrant à l’affût d’éléments jugés significatifs pour déterminer en quoi le projet serait exemplaire ou au contraire critiquablexi. Cela nous insatisfait, car nous avons l’impression de n’avoir rien appris, ni d’avoir effectué de réelles rencontres. En un mot, nous avons l’impression d’avoir joué un rôle que nous ne voulons pas jouer et d’avoir établi des types de rapports aux autres que nous ne désirons pas.

Par ailleurs, nous doutons de ce qui a été diffusé à cette occasion. Que peuvent retenir en effet les visiteurs de cette porte ouverte ? Ils ont pu voir des espaces, entendre les informations, juger des récits affichés… Il est évidemment possible de postuler qu’une personne s’enrichit toujours d’un témoignage, quelle que soit la forme de l’échange. Mais à quoi peut-il renvoyer s’il n’entre en résonance avec aucun questionnement relié à une trajectoire personnellexii ? L’expérience nous montre que l’on n’apprend jamais autant que quand on se pose activement des questions et que l’on cherche à résoudre des problèmes spécifiques : l’information recherchée relève alors d’une trajectoire incarnée, et non de la simple curiosité. Tirant le bilan de cette expérience, nous décidons de ne pas renouveler l’organisation de telles portes ouvertes, et nous montrons plus regardants sur les sollicitations de témoignage. Dans le même ordre d’idée, à la suite d’entretiens réalisés auprès d’étudiant·es qui ne savaient visiblement pas quelles questions nous poser, nous demandons désormais aux personnes qui nous sollicitent, étudiant·es, journalistes, chercheur·es ou personnes qui envisagent de monter un projet comparable au nôtre, de préparer des questions précises et informées. Nous limitons dès lors les présentations générales de notre projet, et privilégions des discussions sur des thèmes dont nous pouvons nous prévaloir de quelques avancées : à propos des statuts juridiques, de la place des enfants, des règles de répartition des charges, du cadre d’organisation collectif ou tout autre sujet qui permet de croiser notre expérience singulière et celles des personnes qui nous sollicitent.

La principale limite de la diffusion par l’adresse au public semble ainsi le revers de sa qualité attendue : elle s’adresse à des personnes peu engagées dans des réflexions et des expérimentations concrètes, et la forme de diffusion elle-même ne les engage pas au-delà d’un rapport distant et discursif. Cela ne signifie pas qu’il ne nous paraît pas essentiel de créer des points d’entrée facilement accessibles à ces expériences des communs qui sont les nôtres, permettant à tout un chacun·e de les découvrir et de s’y engager éventuellement plus avant. Mais nous avons l’impression que cette diffusion du travail des communs passe par d’autres voies.

À cette idée répandue de l’adresse à un public comme levier de la transformation sociale, nous répondons désormais par une pratique de la diffusion qui passe par l’adresse au proche. Celle-ci apparaît déjà dans un compte-rendu de notre premier week-end de réflexion, en 2013 : « Nous ne voulons pas nous limiter à illustrer un propos, être une vitrine ; nous limiter à nous présenter en tant que groupe de personnes, à raconter notre vie (combien de logements, de personnes, âges, métiers, comment on s’est rencontré…) ou sur des considérations simplement architecturales (combien de m2, quelles pièces mises en commun…). Ces informations servent à se situer mutuellement, mais elles n’apportent pas de discussions réelles. Autrement dit, nous ne voulons pas nous limiter à ne participer qu’en tant que public. »

Cette adresse au proche semble à l’œuvre dans les expériences des communs et elle semble bien servir de moyen de diffusion. Nous n’entendons pas le terme « proche » dans un sens statutaire, à savoir la famille, les ami·es, les voisin·es, ou dans le sens de telle ou telle catégorie socioprofessionnelle, même si ces formes de proximité préétablies facilitent évidemment le travail de construction des relations dont nous voulons ici faire étatxiii. Nous utilisons ici le terme « proche » à propos de personnes qui manifestent concrètement et volontairement des rapports de proximité, qui se reconnaissent et s’engagent réciproquement à titre personnel. Loin d’être prédéfinis et immuables, les rapports de proximité se construisent, s’alimentent, se maintiennent ou bien se défont, au gré des occasions et des partages d’expériencesxiv. Aussi, supposent-ils non seulement des personnes concernées mais aussi des milieux singuliers qui permettent de réaliser concrètement leur rencontre. En définitive, ce ne sont pas seulement des personnes qui se rencontrent, mais aussi des expériences, des projets, des situations, des problèmes, des interrogations et des préoccupations. La diffusion par le proche revient ainsi à créer et alimenter des espaces de rencontre en situation de réalisation des communs.

À Ékoumène, on peut figurer l’adresse au proche par l’image de cercles concentriques. Le premier cercle concerne les habitant·es de l’immeuble et la manière dont ils et elles habitent en commun. Un deuxième cercle, qui englobe le premier, inclut les membres les plus actifs de l’association Ékoumène. Ce sont initialement des ami·es avec qui nous avons partagé d’autres aventures collectives et des membres de nos familles, par ailleurs intéressé·s par la dimension politique du projet Ékoumène. S’y agrègent aujourd’hui des ami·es d’ami·es, des personnes qui ont entendu parler dans leurs réseaux associatifs de l’existence d’une salle utilisable, de personnes venues sur des évènements organisés par l’association, et avec qui des relations se construisent et se traduisent notamment par une participation active dans la vie de l’association. Au moment d’écrire ces lignes, celle-ci compte une cinquantaine d’adhérent·es et les évènements qu’elle organise touchent plusieurs centaines de personnes chaque année. Un troisième cercle inclut les personnes qui suivent de loin l’association, qui participent à ses actions sans faire partie des organisateur-trices, les proches qui veulent témoigner de leur soutien sans pour autant participer à tous ses rendez-vous, les habitué·es du local associatif ou des événements publics qui y sont organisés et qu’on connaît par leurs prénoms. C’est à leur égard que nous écrivons une lettre d’information diffusée par la voie d’une liste de messages électroniques (environ 200 inscrits en 2020). Le quatrième cercle ne fait déjà plus tout à fait partie de cette adresse au proche : il comprend les utilisateurs·trices occasionnel·les du local associatif Le Cinquième, ou encore les personnes désireuses d’en savoir plus sur notre projet. C’est à propos de ce quatrième cercle que nous pouvons parler d’un public, et c’est à son égard que nous disposons d’un site Internet, que la baie vitrée du Cinquième est le support des annonces aux évènements à venir, que nous tractons dans les boîtes aux lettres du quartier. Ces cercles sont à considérer comme une image dynamique, nous attendons évidemment une forte porosité entre chacun, et nous-mêmes nous enrichissons de ces cercles qui nous entourent et auxquels nous participons (autres collectifs, autres actions proposées par d’autres, etc.).

Le caractère perméable de cette dynamique se retrouve tout à la fois dans les personnes qui l’incarnent (des habitant·es, des membres de l’association, des soutiens de longue date, etc.), dans les espaces où il peut se déployer (l’immeuble, la cour, Le Cinquième, les lieux où nous sommes invité·es…), durant les temps que nous organisons (de la gestion domestique de l’immeuble à l’organisation d’évènements publics), dans les thèmes de discussion qui nous traversent et dont nous discutons avec d’autres, et également dans les responsabilités tournantes qui permettent d’entrer dans les premiers cercles et d’y trouver une place, d’y assumer un rôle. Il est attendu de la part des participant·es qu’ils puissent prendre part aux cercles des communs, contrairement à la répartition des rôles entre des organisateurs et leur public où, même dans le cadre de dispositifs participatifs, il est toujours entendu que le public reste un public et ne se confond pas aux organisateurs.

La diffusion par l’adresse au proche engage davantage les participant·es que dans le cas de l’adresse à un public : il est attendu des coparticipant·es qu’ils et elles s’impliquent personnellement dans des situations concrètes et pratiques qui les concernent. La diffusion des communs revient à agrandir et à densifier le milieu dans lequel ils se forment. Plusieurs métaphores rendent compte de ce type de diffusion : les membres d’Ékoumène utilisent le terme d’« essaimage », d’autres parlent de « constellations » ou d’« archipels »xv. Cette diffusion de proche en proche implique, premièrement, des formes d’engagement pratiques et des discours incarnés dans des expériences et des personnes singulières, et, deuxièmement, des milieux qui permettent des rencontres entre ces singularités. En un mot, les communs se diffusent selon les mêmes modalités qu’ils se réalisent : leurs milieux de diffusion sont par définition des extensions de leurs milieux de réalisation. Cela suppose que les frontières des communs (qui et quoi est concerné ?) ne soient pas délimitées de manière définitive, sans qu’il s’agisse pour autant d’une absence de délimitation : il s’agit plutôt d’un travail continu sur les délimitations nécessairement poreuses du travail des communsxvi.

La diffusion par l’adresse au proche ne s’adresse pas, par définition, à des personnes avec qui nous ne partageons rien. Elle se réalise dans des situations données et de manière concrète entre des personnes qui partagent des sujets de préoccupation communs. Aussi, la diffusion par l’adresse au proche ne consiste pas à diffuser un discours auprès d’un public extérieur ni à solliciter des institutions publiques, mais à organiser le partage des expériences concrètes du travail des communs. Cela suppose des points d’accroche, des enjeux partagés, pour que la rencontre se fasse. Dans le cas d’Ékoumène, il s’agit par exemple du voisinage dans le quartier, de la pratique du jardinage et de l’échange de plantes, de la manière d’habiter collectivement, du partage d’un réseau associatif, de faire vivre Le Cinquième, et de la volonté partagée d’élargir ces pratiques et ces relations. Chacune de nos soupes mensuelles accueille des personnes que nous ne connaissons pas (encore) et en même temps celles-ci ne viennent jamais tout à fait par hasard. Notre choix d’accueillir dans Le Cinquième toute personne ou tout collectif à condition qu’un·e d’entre nous assume une première visite du lieu, une première rencontre, symbolise assez bien l’élargissement du travail des communs vers de nouvelles personnes qui ne sont néanmoins pas tout à fait inconnues ou étrangères (à nos réseaux, à nos pratiques, à nos horizons, etc.). C’est ainsi de proche en proche que nous déployons ce travail des communs, en partageant concrètement des activités et des préoccupations communes, dans des lieux et avec des personnes considérées dans leurs singularités, que s’établissent des rapports de proximité. « Ici, tout le monde est quelqu’un. »

De proche en proche, une manière lente et diffuse de déployer les communs

Bien que notre expérience du travail des communs ne passe pas ou passe peu par l’adresse à un public, il ne faut pas en conclure trop rapidement à l’absence de diffusion des communs sous prétexte que celle-ci ne passerait pas par les voies canoniques et évidentes de l’adresse au public. Au contraire, penser la diffusion des communs par le seul prisme de l’adresse au public se révèle réducteur et dangereuxxvii. Alors que celle-ci peut être séparée de l’expérience, et de ce fait être déléguée à des experts (de la parole, du commentaire, de l’analyse, etc.), la diffusion de proche en proche passe par l’expérience, n’en est pas détachée. Il s’agit de l’éprouver et d’éprouver celles et ceux qui y participent. Cette situation de diffusion des communs est, en même temps et par définition, une situation de réalisation des communs. La diffusion par l’adresse au proche se réalise nécessairement dans les milieux de réalisation des communs eux-mêmes ou en périphérie proche, avec leurs protagonistes, leurs lieux, leurs histoires, leurs expériences : ce sont des extensions des milieux. Ce sont les espaces des communs qui sont directement mobilisés et mis à l’épreuve dans l’adresse au proche, et pas seulement la façon de les mettre en motxviii.

Cette manière de faire évacue la possibilité d’un public, même participatif ou critiquexix. L’adresse au proche est un mode de diffusion qui refuse cette distance et cette distinction. Elle implique une relation entre égaux – égalité placée sous le signe d’un engagement dans des pratiques, dans ce travail des communsxx. Le fait de ne pas se positionner comme expert permet de sans cesse réactiver l’échange, la logique du don et de la réciprocitéxxi. Cela brouille les frontières convenues, notamment celles qui permettent de repérer et séparer clairement les sachants et les ignorants, les experts et les novicesxxii. Diffuser les communs c’est aussi dé-catégoriser, travail nécessaire pour produire du politique, du mouvement… et aussi des communs.

La diffusion par l’adresse au proche s’incarne nécessairement dans l’expérience elle-même, dans ses réalités contingentes et situées, en termes de personnes, de pratiques, de récits, de lieux et de temps. Alors que l’adresse au public relève d’un principe de transcendance (une généralisation qui dépasse, qui est au-dessus des expériences singulières), l’adresse au proche relève de l’immanence (ici-bas, à hauteur de nos actions). La diffusion des communs de proche en proche ne consiste pas à extraire les expériences de leurs situations de réalisation, mais, presque au contraire, à les partager et les mettre concrètement et collectivement à l’épreuvexxiii. Nous essayons ainsi de nous prémunir des manières dominantes de penser la transformation sociale (information-sensibilisation-conscientisation…), au profit du principe de l’égalité matérielle et politique des coparticipant·es. Celle-ci ne se décrète pas, elle se pratique – et souvent de manière bien modeste et terre à terre. À l’heure où nous terminons ce texte Le Cinquième est utilisé par les adolescents et les jeunes adultes habitant l’immeuble qui y invitent leurs ami·es, collégien·nes, lycéen·nes ou étudiant·es, pour y faire la fête, pour y préparer un court-métrage, pour organiser des vacances collectives. De cette manière, et de proche en proche, de nouvelles personnes découvrent et s’essaient à ce travail des communs, dans un petit local de 45 m2, simplement en réservant un créneau d’utilisation, en assurant le ménage, en participant aux frais à hauteur de leurs moyens, en partageant un repas en vue d’activités collectives. On peut parier que pour eux, le travail des communs est devenu une dimension incontournable de la vie, quelque chose qui a à voir avec la joie d’être ensemble, de se réunir pour agir et penser ensemble.

1 Cet article est composé de deux parties, la première s’intitulant : « Une manière d’habiter en commun : l’expérience d’Ékoumène [Réflexions sur la diffusion des communs / 1] ». L’article comporte un appareil théorique réuni en notes de fin, celles-ci peuvent être lues comme un texte à part, et l’article lui-même est écrit sans qu’il soit nécessaire de se référer systématiquement à ces notes.

i Une partie de l’environnement militant et associatif qui a nourri une partie du groupe des futur·es habitant·es d’Ékoumène a fait l’objet d’un livret retraçant la rencontre d’espaces politiques, d’éducation populaire, de théâtre amateur, de pratiques de jardinage collectives, de médias alternatifs, etc. : Collectif Caracolès, Le Collectif enragé, Brest, 2006.

ii Bien qu’elle paraisse essentielle, la question de la diffusion des communs est bien peu abordée par les principaux théoriciens des communs : elle est absente de la théorie d’Elinor Ostrom (Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Deboeck Supérieur, Bruxelles, 2010 – initialement paru aux États-Unis en 1990), et elle est davantage postulée que décrite empiriquement dans les travaux de Michael Hardt et Antonio Negri (Commonwealth, Stock, Paris, 2012), de Pierre Dardot et Christian Laval (Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014), et de David Bollier (La renaissance des communs, Pour une société de coopération et de partage, Éditions Charles Léopold Mayer, Paris, 2014).

iii La forme d’« ouverture » qui relève davantage de l’indifférence que de l’engagement dans la rencontre avec autrui ressemble à la « tolérance de façade » que Bernard Lahire oppose à un « regard compréhensif véritable » : « En effet, la méconnaissance des fondements sociaux des différences entraîne bien souvent vers une tolérance de façade, un respect purement verbal et abstrait de la différence, qui ne résistent jamais très longtemps face à des situations dans lesquelles les différences se confrontent réellement » (« Vers une utopie réaliste : enseigner les sciences du monde social dès l’école primaire », dans L’Esprit sociologique, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », 2005, p. 388-402).

iv L’idée de « ne pas transformer les différences en identité » est reprise à Ana María Fernández qui a observé et analysé le travail des communs dans les assemblées de voisin·es et les usines récupérées d’Argentine (Política y subjetividad, Asambleas barriales y fábricas recuperadas, Tinta Limón, Buenos Aires, 2006, p. 262).

v Collectif Mauvaise Troupe, Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, L’éclat, 2014, p. 315

vi Cantines populaire en France, Ollas populares en Argentine, en Uruguay ou au Chili partagent quelques points communs : elles sont portées par des collectifs qui y mettent un objectif politique, elles sont ouvertes et gratuites, elles fonctionnent sur le mode de l’autogestion.

vii Le capitalisme est souvent défini par sa dimension macro-économique : propriété des moyens de production aux mains d’industriels et de financiers ; propriété exclusive qui assure la plus-value et les gains inhérents au surtravail de la classe des travailleurs-euses qui n’ont à vendre que leur force de travail ; division sociale du travail qui, de manière quasi-exclusive, distribue aux un·es la capacité de penser, d’anticiper, de décider et aux autres les tâches d’exécution (l’organisation manufacturière de travail en donne un aperçu dès le XVIIIe siècle) ; nécessité pour le capitaliste de sans cesse innover techniquement pour garantir son avantage compétitif vis-à-vis de la concurrence, etc. (Marx a développé ces caractéristique dans Le Capital). Ana María Fernández dans son travail sur les usines récupérées d’Argentine rappelle que le capitalisme est aussi au niveau microsocial une trame de relations qui se traduit par la construction de solitudes. Les alternatives qui cherchent à le combattre sont aussi des expériences qui s’attaquent à cette construction de solitudes (Política y subjetividad, op. cit.).

viii Cette idée qu’une évidence (celle des communs) pourrait remplacer par simple contact une autre évidence (celle du bonheur pour soi) est symptomatique d’une position en surplomb du sachant sur l’ignorant, de la personne éclairée sur celle demeurant encore dans l’obscurité, et fait penser à cette manière bien particulière de vouloir faire la leçon, et que dénonçait déjà Socrate : « Ce serait une aubaine […] si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le plus vide pour peu que nous touchions les uns les autres, comme c’est le cas de l’eau qui, par l’intermédiaire d’un brin de laine, coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide » (Platon, Le Banquet, traduction, introduction et notes de Luc Brisson, GF Flammarion, 2007, p. 92). Le bonheur pour soi comme l’idéologie propriétaire ne sont pas de simples manières de penser, ce sont aussi des pratiques profondément incorporées, et le seul discours semble bien insuffisant à les faire dévier, surtout lorsqu’il se double d’une dimension moralisante et bien-pensante (bien consommer, être solidaire, etc.).

ix Charles-Antoine Schwerer, Partage, Le nouveau stade du capitalisme, Le Bord de l’eau, Lormont, 2017.

x Dans leur livre La Sorcellerie capitaliste, Pratiques de désenvoûtement (La Découverte / Poche, Paris, [2005] 2007), Philippe Pignarre et Isabelle Stengers reviennent sur la capacité du capitalisme à tout avaler et à transformer les résistances en « alternatives infernales » – parfois pires que le mal. Pour ne pas succomber à cet envoûtement, ils invitent à sans cesse situer nos réflexions à partir de nos situations et de considérer nos expériences comme des trajets d’apprentissage : « Chaque trajet d’apprentissage est donc ‘‘local’’, situé par le ‘‘lieu d’une prise’’. La généralisation lui est un poison, car elle risque de lui faire perdre prise, de lui proposer un raccourci qui empêche d’apprendre » (p. 104). Pignarre et Stengers critiquent ainsi cette logique commune qui veut que le changement social passe par le fait de faire prendre conscience : celui qui cherche à faire prendre conscience « n’a pas besoin que les gens pensent, il regrette plutôt que la vérité qu’il détient […] ne les éclaire pas » (p. 142). « Contrairement à la prise de conscience, l’expérience du devenir ne porte pas avec elle le rêve de sa généralisation. Ceux et celles qui ont connu un devenir-alpiniste ou mathématicien ne rêvent pas d’un monde peuplé d’alpinistes ou de mathématiciens. S’ils pensent aux autres, ce sera toujours à d’autres minorités, avec lesquelles des connexions seraient possibles, des rencontres et des alliances qui n’homogénéisent pas l’hétérogène mais donnent à chacun de nouvelles puissances d’agir et d’imaginer » (p. 146).

xi La présentation de soi relève par définition d’un enjeu d’image mais cela est d’autant plus fort quand il s’agit de projets, dont il est attendu le respect d’un certain nombre d’horizons normatifs plus ou moins fantasmés (Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, PUF, Quadrige, Paris, 2012). Donner une bonne image de soi semble d’autant plus important quand des observateurs extérieurs se retrouvent de fait en position de juges critiques et distants (et, par là même, portant un point de vue nécessairement lacunaire). Les jugements se réduisent alors souvent à des considérations en termes de bons ou de mauvais points, qui vont de l’idéalisation naïve à la recherche de formes d’incohérence ou d’incomplétude. Chaque projet trouve des parades à ces remarques, l’un d’entre nous, à Ékoumène, avait pris l’habitude de répondre, à celles et ceux qui anticipaient la possible dégradation de nos relations dans ce type d’habitat : « C’est possible, mais les gens se marient bien alors qu’un mariage sur deux se termine par un divorce ! » Remarque qui vient dire que la normalité est rarement interrogée, et qu’elle n’a rien à envier à nos expériences qui en dévient ! Sur cette question du rapport des projets d’habitat participatif au récit de soi, à la critique et à l’autocritique, voir Pierre Servain, Faire de l’habitat un espace commun. Le travail d’appropriation habitante dans les habitats participatifs, thèse de doctorat, Université de Bretagne Occidentale, 2020, p. 203-224.

xii Pour une critique de cette séparation entre pensée et expérience, et sur une manière de considérer au contraire le politique comme une expérience pratique permettant de travailler collectivement des enjeux communs, nous renvoyons à John Dewey, Le public et ses problèmes (Gallimard, Folio Essai, [1927] 2010) et à Guillaume Sabin, « Du savoir inutile. Création, expérimentation et pratique du savoir en périphérie », Le Télémaque, Philosophie-Éducation-Société, n°43, 2013, p. 115-126.

xiii Nous rejoignons les propos de Pierre Dardot et Christian Laval (Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014), de Michael Hardt et Antonio Negri (Commonwealth, Stock, 2012) et de Pascal Nicolas-Le Strat (Le travail du commun, Éditions du commun, 2016) quand ils qualifient de « sociologisme » la tendance à réduire le commun aux similitudes qui précèdent l’expérience des communs. Cependant, il nous paraît important de ne pas faire comme si les rapports de proximité se construisaient ex nihilo, dans une sorte de vide social. En plus de contredire toutes les enquêtes empiriques relatives à la question, cette posture empêche de comprendre toute forme de diffusion des communs : il n’y aurait qu’un dedans ou un dehors des communs, et aucun passage entre ces deux états, aucune forme de prise sur lesquelles les participant·es pourraient s’appuyer pour effectuer ces déplacements.

xiv Selon Olivier Abel, « il y a un déplacement qui fait le rapprochement et l’éloignement : le proche est celui qui se fait proche, ou qui est subitement rendu proche par quelque événement » (Olivier Abel,« La philosophie du proche », Cités, n°33, Presses Universitaires de France, 2008, p. 109).

xv Sur les métaphores rendant compte d’une diffusion des communs qui revient en fait à agrandir et à densifier le milieu dans lequel ils se forment, nous pouvons renvoyer au terme de « constellation » (Collectif Mauvaise Troupe, Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle, L’éclat, 2014) ou d’« archipel » (Dardot & Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, op. cit. ; Sabin, L’archipel des Égaux. Luttes en terre argentine, PUR, 2014). Nous pourrions également parler de diffusion « par tâche d’huile », « par infusion », « par capillarité », autant de métaphores physiques exprimant un mouvement d’extension des rapports de proximité. Les premières métaphores insistent sur le caractère polycentrique des réseaux, les deuxièmes insistent davantage sur l’expérience du contact qui s’effectue dans le temps. Sans doute relèvent-elles de réalités souvent complémentaires.

xvi Cette idée selon laquelle les communs se diffusent selon les mêmes modalités qu’ils se réalisent, et donc que leurs milieux de diffusion sont par définition des extensions de leurs milieux de réalisation, semble s’opposer au premier « principe de conception commun aux institutions durables de ressources communes »défini par Elinor Ostrom, à savoir la formation de « limites clairement définies » : « Les individus ou ménages possédants des droits de prélever des unités de ressource d’une ressource commune doivent être clairement définis, ainsi que les limites de la ressource en tant que telle » (Ostrom, 2010, Gouvernance des biens communs, op. cit., p. 114). La contradiction s’atténue cependant si l’on considère que le travail de définition des limites ne signifie pas qu’elles soient soit fixes et indiscutables. La discussion des délimitations des communs est en effet l’un des thèmes de discussion les plus importants et les plus récurrents dans les pratiques des communs. Cela amène les groupes à réévaluer régulièrement les forces actives en présence, les ressources et les expériences qui sont concernées, mobilisées et mobilisables, et à ajuster les outils, les règles de fonctionnement et les projets en conséquence. À titre d’exemple, les membres d’Ékoumène ont dû discuter plusieurs années et à partir de leur expérience pratique pour délimiter nominativement le groupe des « habitant·es », le groupe de l’association Ékoumène, les adhérent·es « sympathisants », le groupe de la société civile immobilière (habitant·es + association), chacun de ces groupes ayant des espaces et des domaines à la fois spécifiques et entrecroisés. Un équilibre fonctionnel semble être trouvé quelques années après la construction physique des lieux, mais celui-ci est régulièrement remis en cause, par exemple quand il vient à manquer des participant·es à l’un des groupes, ou quand on ne sait pas bien quel groupe doit s’occuper d’une question à laquelle nous n’avions pas encore été confrontée. La question de la délimitation de ses limites, prérogatives et responsabilités se révèle ainsi une question ouverte, centrale et éminemment politique. Les communs se condamneraient autant à figer la délimitation de ses membres qu’à évacuer cette question.

xvii Le risque de penser la diffusion des communs par la seule adresse au public est partagé par Geneviève Pruvost quand elle parle de l’expérience des réseaux d’habitat léger : « Il importe tout d’abord de ne pas évaluer ce type d’expérience sur le mode ‘‘réussite-échec’’ comme a pu le faire Bernard Lacroix dans L’utopie communautaire (1981) quand les tentatives d’institutionnalisation ne se pérennisent pas – suivant le présupposé que la seule diffusion possible des modes de vie et des engagements politiques serait celle qui suivrait la voie idéaltypique de l’incarnation dans des lieux, des institutions et des événements » (Geneviève Pruvost, « Faire village autrement. Des communautés introuvables aux réseaux d’habitats légers », Socio-anthropologie, n°32, 2015, p. 23). Citons, à rebours de ce raisonnement, les réflexions de Joseph Heath et d’Andrew Potter qui ne voient aucune alternative dans l’expérience de la contre-culture musicale, prise entre le fait de rester confinée et donc inoffensive, et celui de se représenter dans les canaux des mass media et d’être ainsi récupérée, devenant dès lors tout aussi inoffensive (Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture, Naïve, Paris, 2005). Nous croyons avoir démontré ici la faiblesse de ce type de raisonnement.

xviii Cela ne signifie pas pour autant que le travail de mise en récit ne soit pas de première importance dans la diffusion des communs : elle est au contraire centrale (Nicolas-Le Strat, Le travail du commun, Stock, 2016). Les praticien·nes des communs, à commencer par les membres d’Ékoumène, ne cessent de se mettre en récit, entre eux et en présence d’autres personnes. Le présent travail en témoigne !

xix Le qualificatif « participatif » attribué à des dispositifs, dans le sens par exemple de la démocratie « participative », renvoie à une négociation des parts entre des organisateurs et un public, mais sans remettre en cause le principe même de la différenciation entre ces parties. La « démocratie participative » ne se comprend pas comme un modèle alternatif à la « démocratie représentative », mais comme l’une de ses modalités. Elle s’oppose ainsi à la « démocratie directe » et à « l’autogestion », qui précisément visent à éviter tout rapport hiérarchique entre les participant·es, par exemple entre des organisateurs et un public qui leur serait extérieur. Sur ces questions, voir par exemple Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Seuil, « La République des idées », Paris, 2008.

xx Le travail des communs est une activité politique qui construit de l’égalité, c’est un projet entre égaux. Les responsabilités obligatoires et tournantes qui organisent Ékoumène se retrouvent sur toute la planète dans des organisations des communs parfois pluri-centenaires. Elinor Ostrom, dans Gouvernance des biens communs, op. cit., rend compte de cette égalité (p. 88, 106) qui passe par ce type de responsabilités tournantes, pas des charges tirées au sort, la possibilité de révoquer des responsables, etc. (p. 88, 93 note 14, p. 99).

xxi Anne Gotman, Le sens de l’hospitalité. Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Presses Universitaires de France, Paris, 2001.

xxii Guillaume Sabin, « Pédagogies à visées émancipatrices : entre militantisme et dominations, la question des normes » in Nassira Hedjerassi (dir.), Les pédagogies émancipatrices : actualités et enjeux, p. 87-115, Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine, 2020.

xxiii Dans le même ordre d’idée d’une diffusion reliée à l’expérience elle-même, Pascal Nicolas-Le Strat propose le concept de montée en latéralité : « La transmission des expériences est souvent conçue sur le mode d’une ‘‘montée en généralité’’, au sens où chaque collectif d’acteurs devrait parvenir à dégager – à extraire – de son expérience certaines problématiques de portée plus universelle qui pourraient, dès lors, se transmettre et se partager. Pour ma part, je me méfie de ce détour supposé obligé par le ‘‘haut’’ et par la verticalité à des fins de transmission et de partage. Je crains que cette démarche ne fasse violence aux expériences, qui devraient en quelque sorte extirper d’elles-mêmes une réalité généralisable et, en conséquence, laisser dans l’incommunicable une part significative, voire essentielle, de ce qui aura été développé. […] À l’encontre d’une ‘‘montée en généralité’’, qui fait trop souvent l’économie d’une réflexion sur les critères de généralisation, je défends l’idée d’une ‘‘montée en latéralité’’, à savoir la capacité des expériences singulières à se confronter les unes aux autres, à se mettre démocratiquement en risque les unes en regard des autres. Cette ‘‘montée en latéralité’’ – autre manière de le formuler : cette transmission transversale dans une logique de réciprocité – sollicite au moins deux capacités : d’une part, un art du récit, d’autre part, un (micro)-espace démocratique où l’expérience communiquée pourra se discuter, se délibérer. » (Nicolas-Le Strat, « La transmission des expériences collectives », 2014, http//www.pnls.fabriquesdesociologie.net/tag/montee-en-lateralite/).